La nuit où Israël a tué ma famille

Je porte encore de nombreuses cicatrices, physiques et mentales, et une période de guérison difficile m’attend. Mais moi, Reem, malgré ces blessures profondes, je survivrai. Si ma famille doit mourir, alors je dois vivre. Pour raconter leur histoire.

Dans la nuit du 2 mars, Israël a éliminé quatre générations de ma famille. J’ai à peine survécu au massacre. Il m’incombe désormais de raconter leur histoire.

La nuit du 2 mars 2024, Israël a anéanti quatre générations de ma famille en une seule nuit. Une frappe israélienne vers minuit a tué 14 membres de ma famille. Cela a emporté l’essence même de ma vie, mes êtres les plus chers, et m’a marquée comme une survivante.

Reem Hamadaqa, à l’extrême droite, avec ses parents Sahar et Alaa’, et ses deux sœurs, Heba, 29 ans, et Ola, 19 ans. Ces quatre membres de la famille de Reem sont tombés en martyrs avec 10 autres membres de la famille lors d’une attaque israélienne le 2 mars dans le sud de la bande de Gaza.

« Allez vers le sud, sinon nous ferons tomber cette école sur votre tête », ont prévenu les soldats israéliens lorsque nous avons décidé de quitter notre maison dans le nord de Gaza. À ce moment-là, ma famille avait déjà survécu à 40 jours de bombardements, accueillant souvent des dizaines de personnes déplacées chez nous. Après ce message, nous n’avions pas d’autre choix que de fuir.

Notre premier arrêt fut une école voisine de l’UNRWA. C’était notre première tentative pour trouver un semblant de “sécurité”. Nous avons marché pendant plus de six heures sous un soleil brûlant pour atteindre le sud, où, en fin de compte, ma famille a été tuée dans une zone soi-disant “sûre” où l’occupation israélienne nous avait dit d’aller.

Nous avons survécu près de 100 jours chez mon oncle maternel à Khan Younès. Ce n’était pas le meilleur endroit pour trouver de la nourriture ou de l’eau, mais on nous avait assuré que c’était sûr. Sa maison se trouvait dans le bloc 89, désigné par l’occupation comme un bloc “vert”. C’est pourquoi nous sommes restés sur place et n’avons pas fui. Mais nous étions déjà déplacés.

La maison était remplie d’une douzaine de femmes et d’enfants lorsque, le 2 mars, les bombardements intensifs ont commencé vers 22h30.

Environ une heure plus tard, j’ai échangé un dernier regard avec mes parents, mes sœurs, mes cousins, ma grand-mère, et sans le savoir à l’époque, avec toute ma vie. J’ai lu le troisième chapitre d’un roman, j’ai discuté avec mes parents, nous avons appelé ma sœur qui était déplacée à Rafah dans une tente. J’ai taquiné ma sœur cadette. Je me suis endormie, fermant involontairement le dernier chapitre de ma vie.

J’ai été réveillée par des bombardements massifs, des explosions en chaîne qui semblaient interminables.

Terrifiée, je me suis réveillée en hurlant. Mon père et ma mère étaient près de la porte. Heba, ma sœur aînée, était à mes côtés. Nous avons crié. Par la fenêtre, tout ce que je pouvais voir devant la maison était en feu. Ces scènes résonnaient avec l’état de nos cœurs.

« Papa ! N’ouvre pas la porte ! » avons-nous crié. En quelques secondes, la maison était sur nous. J’ai senti les murs et le plafond s’effondrer, la pièce explosait autour de moi. J’ai vu le dos de papa et maman, et j’ai senti Heba à mes côtés, criant. J’ai vu Ola, endormie, insensible à l’explosion massive.

Je me suis réveillée sous les décombres.

C’était la pleine lune. Il faisait si sombre qu’il étaitprobablement minuit, et il faisait si froid. L’hiver ne nous avait pas encore quittés. J’étais seule, coincée sous les décombres, incapable de bouger.

Même après avoir lu des histoires sur la sensation d’être piégé sous les décombres, cela n’avait rien à voir avec ce que j’avais imaginé. Je ne savais pas combien de temps j’étais restée inconsciente. Quand je me suis réveillée, j’ai cru que c’était un rêve, un cauchemar. La douleur était insupportable.

J’ai crié de toutes mes forces, cherchant je ne sais quoi. J’ai retiré les pierres qui pesaient sur mes mains, ma poitrine, mon ventre. Elles étaient lourdes, mais ma respiration l’était encore plus. J’ai attendu l’inconnu.

J’ai entendu mon oncle crier, appelant ses fils, et j’ai entendu un homme fuyant devant les chars appeler mon oncle, venant de derrière. J’étais incapable de dégager mes jambes des décombres. Près d’une heure plus tard, mon frère et mon cousin, qui vivaient dans la maison en face, m’ont trouvé. Miraculeusement, Ahmad m’a sauvé. Il a soulevé des tonnes de pierres qui m’écrasaient.

Au lieu d’ambulances, des tanks

Ahmad m’a soulevée et m’a portée sur son dos en courant. Chaque pas qu’il faisait brisait mon âme de douleur. Il m’a emmené chez lui, à quelques mètres de là. Cette maison aussi avait été touchée. Des éclats de verre et des meubles jonchaient le sol, coupant quiconque entrait. Ahmad m’y a déposée.

Les enfants et les femmes étaient assis, horrifiés, dans l’obscurité, alors que les obus tirés par les tanks voisins nous cernaient. Ils étaient sous le choc que ces maisons soient la cible des attaques, tandis que le verre brisé tombait sur nous. Pour moi, la situation était claire : j’avais été extraite des décombres, le visage et les vêtements brûlés, couverts de sang et de poussière.

Quelques instants plus tard, ma sœur, qui vivait alors dans une maison voisine, est entrée en courant après qu’une attaque eut détruit le bâtiment où elle vivait avec son mari et leurs cinq enfants. La maison s’était effondrée sur eux. Cinq jeunes enfants, vêtus de lambeaux de vêtements et apparemment brûlés, se tenaient là. Ils étaient tous en vie. Elle les a sortis des décombres, miraculeusement indemnes.

Nous avons appelé une ambulance et le CICR, mais nos appels sont restés sans réponse. Bien que le bloc dans lequel nous nous trouvions ait été classé “vert”, censé être sûr, la zone était devenue “rouge” à cause de l’invasion, et les ambulances n’allaient pas venir. Au lieu de ça, c’était l’invasion des tanks et des bulldozers avaient envahi. Les ambulanciers nous ont dit : « Il y a des dizaines de cas comme le vôtre. Des dizaines de martyrs et de blessés. Nous ne pouvons pas venir ».

Ils ont ajouté : « La zone est dangereuse. Que Dieu vous garde ».

Une ambulance arrive à l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa à Deir El-Balah avec des Palestiniens blessés lors des attaques israéliennes à Khan Younès, le 2 mars 2024. Photo : Omar Ashtawy/ APA Images
Piégés

En une demi-heure, les tanks et les bulldozers israéliens avaient assiégé toute la zone. J’ai couvert tout mon corps avec une couverture pour éviter que les éclats de verre ne me laissent des cicatrices indélébiles sur le visage.

Comme nous entendions les tirs incessants de l’artillerie israélienne se rapprocher, les femmes et les enfants se sont cachés dans une pièce du fond. Il ne restait que moi, incapable de bouger, et mon oncle, secouru mais gravement brûlé, allongé près du balcon.

Mon frère, ma sœur et mon cousin sont partis impuissants à la recherche d’autres survivants. Ils ont réussi à faire sortir trois de mes cousins, Hani (24 ans), Shams (16 ans) et Muhammad (18 ans). Alors qu’ils les faisaient sortir, les obus ne cessaient de s’abattre autour d’eux. Hani et Shams étaient complètement brûlés et brisés. Muhammad saignait. Aucun n’a reçu de soins médicaux. Ils ont tous succombé à leurs blessures. Tous avaient des rêves et des aspirations. Tous ont été tués.

Pendant que les bombes tombaient, les membres de la famille se cachaient, chaque mère avec ses enfants. Les hommes allaient chercher ceux qui appelaient à l’aide. On m’a transférée dans la pièce où tout le monde se trouvait. Quelques minutes plus tard, un tank israélien a tiré un obus incendiaire dans la pièce adjacente à la nôtre. Le mur s’est effondré sur les enfants de ma sœur. Ils n’ont eu aucune chance. La pièce a pris feu en quelques secondes.

Des enfants étaient piégés sous les décombres. La porte et la fenêtre étaient scellées hermétiquement à cause de la pression. Mon frère a essayé de briser la vitre. Il a jeté les enfants par la fenêtre alors que chacun suffoquait dans la pièce. Mieux vaut être brisé que brûlé, après tout. Un autre obus israélien a été tiré. La porte s’est ouverte en grand et est tombée vers moi. Chaque mère criait pour ses enfants. Tout le monde a fui.

J’ai vu Ahmad tenir Maryam, ma nièce de 8 ans, morte. Ses longs cheveux blonds étaient ensanglantés, couvrant tout son petit visage, ses yeux, son nez, ses oreilles. Elle avait saigné. Anas, 3 ans, n’avait pas de trace de sang. Nous pensions qu’il dormait. Son visage et ses mains étaient encore chauds. Il était comme un ange.

Ma sœur a tenu ses deux bébés sans vie dans ses bras toute la nuit. Elle essayait désespérément de vérifier s’ils respiraient encore. Elle a appelé l’ambulance en vain.

« Comment puis-je savoir s’ils sont vivants ou morts ?! » criait-elle au téléphone.

Sous les bombardements incessants, la famille a été dispersée. Aucun son ne venait des décombres. Mes parents et mes sœurs ne faisaient aucun bruit. Personne ne sait s’ils sont morts à cause de l’onde de choc, de leurs blessures ou s’ils ont été étouffés.

Nous nous sommes enfuis, cherchant un refuge. Le bruit des taanks et des bulldozers se rapprochait. Si nous n’avions pas fui, ils nous auraient écrasés en roulant sur noscorps. J’ai laissé ma famille derrière moi. Ahmad m’a portée sur son dos et je les ai abandonnés, criant.

Nous avons vu des tanks sur la route principale et nous nous sommes cachés dans une tente à proximité. Nous avons attendu 15 longues heures avant de décider de quitter la tente, quoi qu’il arrive. J’ai perdu connaissance plusieurs fois. J’attendais que ma famille soit secourue. J’attendais de savoir ce qui était arrivé à mes cousins blessés. J’attendais de savoir ce qui s’était passé avec Maryam et Anas. « Ma mère a été diagnostiquée diabétique », insistais-je. « Elle ne pourra pas s’en sortir si elle saigne ».

“Survivants”

Le lendemain matin, vers 11 heures, mon cousin a réussi à trouver une charrette tirée par des animaux pour nous emmener, mon oncle, les martyrs et moi à l’hôpital. La charrette était pleine. J’ai reconnu les quatre personnes que je cherchais. « Ce sont ma famille, mes parents et mes deux sœurs », me suis-je dit. Personne n’a prononcé un mot.

J’ai demandé à mon frère : « Est-ce qu’ils sont tous morts ? » Il n’a pas répondu, mais ses yeux remplis de larmes ont dit oui. Ils m’ont laissé là, près des martyrs. J’ai vu les longs cheveux de Maryam, mais d’autres petits pieds sont aussi apparus. « Pourquoi les pieds de Maryam sont-ils si petits ? », j’ai demandé. « C’est Anas ».

J’ai demandé après mes cousins blessés. « Où est Shams ? Et les garçons ? » On m’a dit qu’ils avaient saigné à mort.

Nous avons parcouru deux longs kilomètres jusqu’à la rue al-Rashid, puis jusqu’à la mer. Nous avons attendu l’ambulance. Tout au long du trajet, les gens pleuraient. « J’ai survécu », disaient-ils.

J’ai perdu 14 personnes précieuses de ma famille. J’ai perdu mes parents, Sahar (51 ans) et Alaa’ (59 ans). J’ai perdu mes sœurs, Heba (29 ans) et Ola (19 ans). J’ai perdu ma grand-mère, Shifa’ (80 ans). J’ai perdu ma nièce et mon neveu, Maryam (8 ans) et Anas (3 ans). J’ai perdu mon oncle maternel et toute sa famille : Ahmad (49 ans), Samaher (43 ans), ses fils Farid (26 ans), Hani (25 ans), Muhammad (18 ans), et ses filles Sundus (21 ans) et Shams (16 ans). Tous ont été privés de la chance de réaliser leurs rêves. Tous étaient jeunes et pleins de vie, qu’Israël a arrachée.

Mes quatorze proches n’ont pas connu le luxe d’être enterrés immédiatement. Il a fallu attendre deux semaines, après le retrait des tanks et des soldats de la zone, pour que nous puissions les enterrer. Nous n’avons toujours pas pu récupérer la femme de mon oncle, toujours piégée sous les décombres.

Je porte encore de nombreuses cicatrices, physiques et mentales, et une période de guérison difficile m’attend. Mais moi, Reem, malgré ces blessures profondes, je survivrai.

Si ma famille doit mourir, alors je dois vivre. Pour raconter leur histoire.

Reem A. Hamadaqa

Original: English

Traduit par Layân Benhamed,

Édité par Fausto Giudice

Source: Tlaxcala, le 18 juin 2024

Traductions disponibles: Español Italiano